Education spirituelle et fondements de L’art aïssaoui

Par Chérif Abdedaïm

Ce texte a fait l’objet d’une conférence animée par Chérif Abdedaïm, le 17 juin dernier à la Maison de la Culture M’Barek El Mili, sise à Mila,  dans le cadre de la 7ème édition du festival des Aïssaoua organisé par la wilaya de Mila( Algérie)

INTRODUCTION/

L’art aïssaoui était jalousement conservé par les maîtres et réservé uniquement aux membres de la confrérie(Khouanes). Pourquoi ? Les maîtres craignaient qu’il soit vulgarisé de façon anarchique ou déformé.

Ce qui n’a pas été sans conséquences sur cette léthargie (Khoumoul) qu’il a connu pendant des années.

Maintenant, il a évolué dans une autre direction ; même ceux qui n’ont jamais fréquenté la Hadra des aïssaoua, ni suivi un enseignement mystique peuvent apprendre des chants et les répéter dans les différentes représentations. Doit-on dire qu’il a été dévié de sa vocation première ? Ou au contraire se féliciter de sa large vulgarisation ? Compte tenu du fait qu’il est devenu en vogue, peut-on espérer que les jeunes qui le pratiquent puissent également bénéficier de son impact spirituel à défaut de maîtres et d’enseignement complémentaire, et ce, du fait qu’il renferme également une conceptualisation codée que seuls les initiés puissent déchiffrer ?

Cela dit, cet art doit-il constituer une fin en soi ou un moyen ?

A/ Patrimoine poétique et une éducation spirituelle:

Dans la tradition soufie la relation maître-disciple (mourid) a de tout temps été à la base de la perpétuation d’un enseignement à la fois mystique et ésotérique. Le rôle du maître est d’aider le mourid à progresser dans la voie de Dieu. Une progression qui obéit, bien évidemment, à des critères et des étapes comme dans toute forme d’enseignement. Une éducation spirituelle donc basée sur une pédagogie pratique. De ce fait, outre l’enseignement dispensé sous différentes formes, la poésie demeure l’un des moyens d’inculquer ce savoir. Joindre l’utile à l’agréable était l’une des méthodes privilégiées des maîtres soufis.

A scruter donc le répertoire poétique soufi, on ne peut que remarquer ce contenu qui, de par sa richesse, constitue déjà toute la substance nécessaire à l’initiation dans cette voie. Ce qu’on appelle communément les étapes des itinérants (Essaliquine), composées chacune de stations (maqamat) qui permettent au mourid de progresser et de transcender dans la voie de Dieu.

Dans ce sens, nous citerons en exemple quelques unes à la base des thèmes composant ce patrimoine poétique :

-Les Débuts (bidayat) : l’éveil (El Yaqadha), le retour à Dieu ( Ettawba), l’examen de la conscience ( El Mouhassaba), la résipiscence ( El Inaba), la réflexion (Ettafakkour), la méditation,( Ettadhakkour), l’écoute ou l’audition (Essama’), etc

-Les portes (El Abwab), la crainte, (El Khaouf ) et l’espérance (Erradja), le renoncement (Ezzouhd), le scrupule (El Wara’), etc

-Les comportements ( El Mouâmalat) La sincérité (El Ikhlas), la rectitude (El Istiqama) L’appui sur Dieu (Ettawakoul), la soumission (Ettaslim), etc

-Les mœurs vertueuses (El Akhlaq) : la patience (Essabr), la gratitude (Echoukr), la pudeur (El haya), la modestie (Ettawadou’)

-Les principes (El Ousoul): la résolution (El Âzm), la bienséance (El Adab) Se rappeler de Dieu ( Eddhikr), etc

-Les Vallées (El Awdiya) : le bien agir (El Ihsan) , la science, (El I’lm), la sagesse (El hikma), la révérence (Ettaâdhim), la quiétude (Ettouma’nina), etc

-Les Etats mystiques ( El Ahwal) : l’amour (El mahabba), la nostalgie (Echawq), l’extase (El wadjd), le goût (Edhawq), etc

Et ce, en passant par les liens tutélaires (El Wilayat) les Réalités (El Haqa’iq) et les suprêmes demeures (Ennihayat) couronnées par le Tawhid (l’Unification)

(Pour une compréhension plus détaillées de ces étapes cf. Le Chemin de Dieu, Abdallah El Ansari)

Outre les thèmes consacrés à cet enseignement des étapes à parcourir pour la réalisation de soi, d’autres thèmes ayant trait à la connaissance des Nom sacré de Dieu, aux hymnes et à la gloire du Prophète (QLSSSL), de ses compagnons, aux Saints, et à tout ce qui est sacré (Mecque, Kâaba), font également partie de ce répertoire.

B/Fondements musicaux de l’art aïssaoui :

Suite à la chute de l’Andalousie et les fameux Ahat (anaphores symbolisant les regrets), dont témoignent les poèmes exprimant l’amertume des arabes lors de leur fuite d’Andalousie, les Ecoles de musique andalouse formées en Espagne, se sont répandues au Maghreb, amenant avec elles leurs styles et leurs répertoires lyriques.

L’Algérie a accueilli 3 écoles principales :

1 – Tlemcen (Grenade)

2 – Alger (Cordoue)

3 – Constantine (Séville)

A une thématique poétique andalouse, que les vicissitudes du temps n’ont nullement altérée, les Cheikh de la Tariqa aïssaouia ont commuté corrélativement des textes mystiques, dans le prolongement de leur éducation spirituelle, tout en conservant leur Sanâa (Air musical). Ce qui explique singulièrement la similarité modale entre les chants aïssaoui de l’Est algérien et le malouf.

On trouvera alors, des poèmes mystiques sous formes de Zedjel, d’autres encore ont remplacé les textes du Mahdjouz (poèmes locaux un peu osés) ainsi que les poèmes constituant les 24 noubas (dont la thématique porte beaucoup plus sur les plaisirs, l’amour, le vin etc.)

En sus de ce que comportaient les 24 noubas andalouses (relatives aux 24 heures de la journée), les aïssaoui ont puisé également dans la poésie populaire notamment des textes (Qacidas) écrits par des Saints (Awliya) à l’image de Sidi Lakhdar Ben Khlouf, Abou Saïd El Mendassi, Ben m’ssaïb, Kaddour El Alami, El Arbi El Moknassi, Ben Sahla, Abderrahmane El Medjdoub, Ezzerouk, etc.

Les chants sont composés sur divers modes musicaux, selon l’impact de ces écoles dans chaque région. On peut donc distinguer quatre modes de base : DHIL ( Do), MAYA (Ré), RAML ( Sol), H’SINE (La).

A ces modes basiques, s’ajoutent d’autres modes diatoniques (c’est-à-dire qui procèdent par tons et demi tons dont les 7 principaux sont : Raml Al-Mâya, Iraq, Zidane, Moual, Sika, Mezmoum et Djarka ; sans oublier également les combinaisons et les fusions intermodales.

Dans ce contexte, faut-il souligner vigoureusement le rôle déterminant qu’a joué cette confrérie dans la préservation du patrimoine musical andalou. Citant l’exemple de la Hadra de Constantine, cette école aïssaoui a été le terreau de tout musicien souhaitant apprendre les sanâat du Malouf. Les grands maîtres de la musique Constantinoise à l’image des cheikh Omar Chekleb, Hssouna et Mâamar Berrachi, (grandes références pour le Zedjel), Brahim Bellamouchi, Abdelkader Toumi, le talentueux Mohamed Tahar Fergani, ainsi que beaucoup de ménestrels du Malouf qui avaient été initiés aux Sanâat chez les Khouanes (frères faisant partie d’une même confrérie).

Conclusion :

Cela étant, le patrimoine aïssaoui a constamment constitué, et demeure, à nos jours, un terreau fertile en réponse aux besoins lyriques des jeunes qui, d’une part, pourront trouver là un moyen d’expression authentique n’ayant rien à envier aux autres cultures ; et d’autre part, sont appelés à être les porte-flambeaux de cet art ancestral.

Chérif Abdedaïm

Lien Permanent pour cet article : https://cherif.eljazeir.com/2012/06/27/education-spirituelle-et-fondements-de-lart-assaoui/